Agapé

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je suis arrivée à Agapé par le biais de mon travail.
Petite femme au regard sage et lumineux, c’était une artiste saisissante.
Elle sculptait notamment  des personnages habités qu’elle avait réunis pour représenter l’Exode.
Ses foules portaient le poids de la souffrance du monde, avec une dignité infinie.

Agapé était comme elles.
Plus âgée que moi, elle vivait dans la montagne.
La vie ne l’avait pas ménagée.
Elle n’a connu aucun répit, contrainte à se battre pour survivre depuis son enfance.
Mais elle avait une sagesse, une dimension spirituelle et une bonté extraordinaires.
Sa voix un peu grave, son rire résonnent toujours à mes oreilles.

Je lui avais déjà consacré plusieurs articles lorsque je lui ai demandé si elle et son mari, John, accepteraient de figurer dans mon premier livre.
Un livre de portraits que je consacrais à certaines personnes de « là-haut » qui m’avait interpellées.
Elle a accepté en me disant qu’elle me faisait confiance.
Nous avons passé des heures à parler.
Ils m’ont raconté leur vie, très dure, leurs enfants, leurs souvenirs…
Il y a eu beaucoup de rires et beaucoup de pleurs durant les interviews de ce livre. 
J’ai écrit « Eclats de Vie » avec le coeur, simplement.
Je crois que c’est là que notre amitié est née.
Nous avons continué à nous voir.
Je l’admirais beaucoup, pour son courage, son talent, sa sensibilité, sa ténacité.
 Elle est partie seule sur les chemins de Compostelle.
A son retour,  je l’écoutais en parler avec calme et réalisme.
Elle me sidérait…
Nous ne nous voyions pas souvent, mais nous partagions beaucoup de choses, pas mal de fous rires aussi.

Un jour, John est tombé malade et nous a quittés dans des souffrances épouvantables.
Seule, Agapé a continué son chemin avec un courage exemplaire.
Mais la vie, à force de la frapper, était en train de l’user.
Un matin, j’ai reçu un coup de téléphone: 
« Martine, c’est moi. Je voulais te dire que je suis au CHUV (Centre Hospitalier Universitaire, à Lausanne). J’ai une leucémie. »

Ca a été un coup de massue.
Je ne m’y attendais absolument pas.
Elle m’a expliqué qu’elle était très fatiguée depuis quelques semaines et… voilà. 
Elle était en chambre stérile, isolée, et subissait un traitement qui la laissait exsangue.

Lorsqu’elle m’a appelée, j’avais la grippe.
Il m’était interdit de lui rendre visite tant que le moindre microbe rôdait encore autour de moi.
J’ai donc commencé à l’appeler chaque jour.
Nous avons parlé des heures.
Certains matins, elle allait un peu mieux.
D’autres, elle souffrait énormément et perdait le moral.
Ces jours-là, nous avions un code: je lui parlais des heures que nous passerions au printemps sous son cerisier en fleurs.
C’était une histoire entre nous: nous avions passé de merveilleux moments d’amitié dans une ambiance printanière, sous un arbre couvert de fleurs roses.

Un jour, enfin, j’ai pu aller la voir, avec Eric.
Toute menue dans son lit, elle avait perdu ses cheveux, était malheureuse que nous puissions la voir ainsi.
Mais elle souriait encore, avait ce regard si profond que j’aimais tant.
Je lui ai apporté des objets dont je pensais qu’ils pourraient la réconforter.
Parmi eux, comme la lecture la fatiguait, j’avais choisi un livre audio.
Annie Duperey y racontait des histoires de chats.
Nous ne sommes pas restés très longtemps, elle  s’épuisait très vite.
En sortant, je n’ai pas pu m’empêcher de dire à l’infirmière: « Vous savez, ce n’est pas n’importe qui… Agapé est une grande artiste, et une femme merveilleuse… » 

J’ai continué à l’appeler chaque jour. 
Les infirmières me donnaient des nouvelles de son état avant de me la passer.
Un matin, l’une d’elles m’a dit qu’elle ne pouvait malheureusement pas transmettre l’appel.
Agapé allait mal.
Deux jours plus tard, elle nous quittait.
C’était en février 2004.
Sa maladie a été foudroyante, très rapide.

Moi qui ne vais jamais aux enterrements, je me suis rendue au sien, dans la petite église de montagne.
Elle était pleine à craquer.
J’ai eu le coeur brisé lorsque le pasteur a pris de larges extraits de mon livre pour parler d’elle.
Je repensais à nos rencontres, aux heures passées à l’écrire.
C’était un livre de vie, pas un instant je n’avais imaginé qu’il aurait un jour l’usage que lui prêtait le pasteur ce jour-là.

Agapé n’est pas partie tout de suite.
Pendant plus d’un mois, je l’ai sentie autour de moi.
Je lui parlais, comme si elle était présente pour de bon.
Et une nuit, je l’ai vue une dernière fois, lumineuse et belle.
Elle était prête, elle s’en allait.
Je n’ai plus senti sa présence.
Et ma peine s’est envolée avec elle: je sentais que tout était bien.

Je n’ai pas envie que l’on oublie son nom, son talent, sa lumineuse personnalité.
Je n’oublie jamais  celles et ceux qui ont illuminé ma vie.
Surtout pas elle.
Je pense souvent à Agapé.
Surtout au printemps, lorsque les cerisiers sont en fleurs…
 

Martine Bernier

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