Olivia

J’avais 13 ou 14 ans lorsque mon chemin a croisé celui d’Olivia, alors élève dans la même école que moi.
Dans notre classe, il y avait quelques jeunes filles italiennes et espagnoles, très solidaires et proches les unes des autres.
Olivia, elle, ne faisait partie d’aucune de ces « familles ».
Elle venait du Portugal, ce qui n’était pas encore très courant à l’époque.
Pour d’obscures raisons, elle n’était pas très populaire et n’arrivait pas vraiment à s’intégrer.
Pourtant, je la trouvais adorable avec ses longs cheveux noirs et son comportement hésitant, sa personnalité pas encore très affirmée.
Comme tous les enfants mis de côté par leurs camarades, elle multipliait les marques de gentillesse, quitte à en faire un peu trop quelquefois.
Elle avait un immense besoin d’être acceptée… et ses problèmes scolaires ne contribuaient pas à l’aider.
Elle avait notamment des notes catastrophiques en français.

Un jour, à la récréation, je l’ai trouvée dans un coin retiré de la cour, la mine sombre, ce qui n’était pas son habitude:
– Ca ne va pas?
Elle m’a expliqué qu’elle n’allait jamais arriver à faire la dissertation que nous avait demandée notre professeur, et que cela allait à nouveau faire chuter sa moyenne qui flirtait déjà avec les abîmes.
Ce qui allait déclencher la colère paternelle, visiblement.
Elle avait les larmes aux yeux.
J’ai donc fait ce qu’il fallait que je fasse:
– Si tu veux, je peux t’aider…
J’avais à peine  prononcé ces mots que j’ai réalisé que je m’engageais dans une voie sans issue.
Olivia, dont le français n’était évidemment pas la langue maternelle, avait une orthographe épouvantable et aucune notion de grammaire ni de syntaxe.
Elle avait l’air tellement heureuse que je n’ai pas eu le coeur de revenir en arrière.
– Ecoute, si je l’écris complètement à ta place, la prof va s’en rendre compte. Ce que nous allons faire, c’est que tu vas me parler de ce que tu aimerais mettre dans ton texte. Tu vas me raconter tes idées. Je vais les noter et j’écrirai comme tu pourrais parler. Mais il faudra que je laisse quelques fautes pour que ce soit crédibles… Nous verrons bien…

Pour voir, nous avons vu.
Le français faisait partie des branches dans lesquelles j’excellais.
Ce qui n’était pas le cas pour toutes celles qui se trouvaient au programme!
Par Dieu sait quel miracle, j’avais toujours la meilleure note, faisant de moi une élève appréciée de notre prof qui avait tendance à être assez sèche.
Le jour de la distribution des copies, elle m’a rendu m’a feuille avec un bon 19, sans surprise.
Elle précisait de temps en temps qu’elle m’ôtait un point « pour mon écriture en pattes de mouche ».
Elle a continué sa distribution et s’est arrêtée devant le pupitre d’Olivia:
– Mademoiselle, j’ignore si vous avez été visitée par le Saint Esprit, mais ce travail était nettement meilleur que tout ce que vous avez pu me donner jusqu’ici. Bravo, je vous ai mis 15.
Le cours s’est déroulé. 
Lorsque la cloche a sonné, assise à son bureau, raide comme la Justice, elle a dit:
– Mademoiselle Péters, vous viendrez me voir pendant la récréation.
Gloup.

Je me suis exécutée.
Elle tenait dans ses mains la copie d’Oliva lorsque je suis entrée.
Et comme ce n’était pas son habitude de tourner autour du pot, elle a attaqué tout de suite.
– Bon travail. Pensez-vous vraiment rendre service à votre camarade en faisant ses devoirs à sa place?
– Je n’ai pas fait sa dissertation à sa place, Madame. 
– Ah tiens?
– Je l’ai interrogée et elle m’a raconté ce qu’elle voulait écrire. Elle parle mal notre langue et n’arrive pas à l’écrire, ce genre de devoir est impossible pour elle sans aide. Et à force d’avoir des mauvaises notes, elle finit par se décourager. J’ai juste écrit ce qu’elle n’arrivait pas à traduire.
– C’est louable… mais vous savez très bien que cela ne fonctionne pas de cette manière.

Elle a fait entrer Olivia qui attendait derrière la porte, convoquée un peu plus tard que moi.
Au terme de cette entrevue, elle a décidé qu’elle ne changerait pas la note de ma camarade, mais que je devais promettre de ne plus faire ses devoirs à sa place.
En revanche, j’avais le droit de l’aider, sans être trop interventionniste dans ses écrits.
Et elle exigeait le secret sur cet épisode.

Le problème, c’est que… Olivia n’a pas su tenir sa langue.
Dans les jours qui ont suivi, j’ai été envahie de demandes.
« Tu me fais mes disserts’ et je te fais tes devoirs de math’ ! D’accord? »
J’ai attendu de ne plus être dans la classe de  ma prof de Français… et je me suis livrée allègrement à un quasi marché noir de dissertations.
Je n’acceptais en échange que les devoirs que j’aurais été capable de faire moi-même, juste pour ne pas perdre de temps dans mon propre travail.
Mais je refusais les offres sur les devoirs de chimie ou de physique.
J’étais tellement nullissime dans ces matières que, fatalement, la supercherie aurait été dévoilée!

Martine Bernier

 

 

 

par

4 réflexions sur “Olivia”

  1. Quelle prof. intelligente ! A peu près à la même période, au collège en 1972, j’étais un élève dans la lune , avec des résultats en conséquence . Un jour je me suis appliqué pour une dissertation, j’étais content de mon travail .
    A la remise des notes le professeur m’a remis ma copie en dernier , en disant des mots qui résonnent encore ,  » Rougier, vous avez triché, vous vous êtes fait aider , ce devoir est parfait, vous ne pouvez pas l’avoir fait, je vous ai mis zéro ! » . Rire de la classe .
    La honte de ma vie, les jambes coupées , ma faible protestation n’a pas été entendue , Je pense que ma séparation d’avec l’enseignement date de ce jour là.

    1. J’en reste sans voix… Ce prof là ne méritait pas de l’être… le vilain bonhomme! Se rendait-il compte qu’il pouvait démolir un enfant d’une seule phrase? C’est une histoire triste et très touchante…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *