Daniel

Lorsque j’étais adolescente, j’avais un ami très particulier: Daniel.
Il avait une vie très différente, mais aussi compliquée que la mienne.
Fils unique, ses parents étaient non-voyants tous les deux.
Son papa était né aveugle, et avait bâti sa vie en refusant les entraves dus à la cécité.
Il travaillait, s’orientait seul dans la ville, et jouait de l’orgue avec talent.
Sa maman, elle, avait perdu la vue peu à peu, alors qu’elle était enfant.
Elle avait vu et n’arrivait pas à accepter sa cécité.
Elle restait enfermée chez elle, et son malheur avait altéré son caractère.
De temps en temps, j’allais lui faire la lecture.
Et pour lui faire comprendre une notion qu’elle ne comprenait pas, je lui avais façonné une montagne en papier mâché à côté de laquelle j’avais placé une petite figurine humaine pour qu’elle puisse toucher du bout des doigts l’indescriptible.

Daniel était très gâté, mais pas très heureux.
Il était à la fois très attaché à ses parents, et révolté par la situation qui le contraignait à s’occuper d’eux plus qu’il ne l’aurait voulu.
Il avait un caractère à la fois sensible et tendre, mais aussi emporté et excessif, comme beaucoup d’adolescents.
Extrêmement efféminé, il exagérait cette particularité, ce qui déclenchait inévitablement des réactions de la part des autres jeunes.
Certains l’aimaient bien, d’autres se moquaient de lui, d’autres encore ne le supportaient pas.
Pas très bon à l’école, Daniel avait envie de devenir coiffeur et le clamait haut et fort, d’une voix étrange qui n’en finissait pas de muer.
Il aimait la mode, les magazines féminins, tout ce qui touchait au monde de la beauté.
A l’évoquer, il était difficile de trouver deux êtres plus différents que nous.

Ma mère et ses parents se fréquentaient, nous étions donc devenus amis tout naturellement.
Nous parlions pendant des heures.
Il avait une particularité: il lui arrivait d’entrer dans ma chambre de manière très théâtrale et obscurcissait la pièce.
Ce n’était qu’ainsi qu’il pouvait me confier ses secrets: dans le noir.
C’est ainsi qu’un soir, une fois les rideaux tirés, il m’a dit de sa voix si particulière: Tu sais… je crois que je suis homo.

J’en aurais presque ri… mais j’ai réalisé qu’en effet, il devait être l’un des seuls à ne pas s’en être aperçu.
J’ai donc répondu:
– Je crois que je le savais…
– Quoi?! Et tu ne m’as rien dit???

Dans les années 70, l’homosexualité n’était pas aussi facile à assumer qu’aujourd’hui.
Il avait 15 ou 16 ans, et sous ses dehors bravaches, était un garçon fragile.
J’avais un an de plus que lui et même si ses éclats m’énervaient parfois, ce qui provoquait de longues périodes de bouderie, je tenais à lui.
– Ne prend pas cet air catastrophé: ce n’est pas une maladie!
– Tu en a de bonnes, toi! Qu’est-ce que je vais devenir?
– Et bien j’imagine que tu vas faire comme tout le monde: tu vas faire des rencontres et, un jour, tu tomberas sur la bonne personne…
– Je veux changer de vie! Dis… je veux partir avec toi.

Il était un des rares qui savaient que je préparais mon départ de la Belgique.
Comme je ne voulais pas faire n’importe quoi et me mettre en danger, cela me prenait du temps, mais il était clair pour moi que je partirais.
Seule.
Et je devais le lui dire.

– Daniel… je vais partir seule.
Mais ça sera beaucoup plus facile à deux!
– Je ne crois pas, non. C’est déjà très flou pour moi, alors il n’est pas question que je t’embarque dans un projet dont tu n’as pas rêvé. Je pars parce que je n’ai pas le choix. Et je sais que je vais déjà  avoir beaucoup de mal à m’occuper de moi, à tenir. Je n’ai aucune certitude, rien. Je ne sais même pas si j’arriverai à m’habituer ailleurs. Je suis obligée de passer par là, mais pas toi.
– Et pourquoi pas moi?
– Que fuis-tu?
– Tout!
– Non, sérieusement…
– Ces imbéciles qui me traitent de tous les noms!
– Ils existent aussi ailleurs… il faut que tu  trouves toi aussi ton chemin. C’est terrible, mais je crois que nous sommes seuls à pouvoir vivre notre vie. Et ce que je m’apprête à faire ne te conviendra peut-être pas. Tu as des attaches très fortes ici…
– Tu vas m’abandonner!
– C’est trop facile, ça… Nous nous aidons mutuellement à tenir debout, mais nous n’avançons pas!

Nous avons parlé des soirées entières.
Quand j’ai quitté la Belgique et que mes rares amis ont compris que je ne reviendrais pas, nos relations se sont espacées jusqu’à s’interrompre pour certaines.
Aujourd’hui, plus de 30 ans après, j’ai cherché à retrouver la trace de Daniel, sans succès.
Je ne sais absolument pas s’il a réussi à trouver le bonheur, s’il a échappé aux années terribles du SIDA, s’il a suivi une route qui lui a convenu.
J’aimerais le savoir heureux…

Martine Bernier

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