La caisse de Cécémel

 

L’école privée catholique dans laquelle je me trouvais lorsque j’étais enfant respectait des rites inaltérables à l’époque.
Enorme, elle occupait les rives gauche et droite de la même rue, sur un vaste périmètre.

Les plus petits des enfants étaient tout d’abord menés par leurs parents à la pointe de la rive gauche.
Là se trouvait l’école maternelle avec ses locaux, sa cour, ses arbres.
Dès qu’ils avaient l’âge de rentrer en école primaire, ils traversaient la route pour se rendre dans la partie droite, la plus ancienne et la plus lugubre à mes yeux.
La cour dallée était séparée en deux sur toute sa longueur par une ligne jaune.
A droite les enfants de la première à la deuxième ou  troisième primaire,  à gauche les plus grands.
Franchir la ligne était interdit.
Dès qu’il était possible de le faire légitimement, nous pouvions approcher le somptueux marronnier qui trônait… à gauche.
A partir de la deuxième primaire, plus aucun garçon n’était admis à l’école.

Une fois l’école primaire terminée, ces demoiselles, donc, retraversaient la rue pour se rendre dans le fief tant convoité: la parties des secondaires, des « humanités ».
Des bâtiments neufs, lumineux, un grand préau, une cour extérieure et, dans un coin, un joli jardin pour les professeurs et, éventuellement, pour les élèves de dernière année.
L’école secondaire avait sa propre directrice et son mode de fonctionnement un peu mystérieux dont beaucoup d’élèves rêvaient durant leurs années de primaires.

Dès que vous étiez admises dans le Saint des Saints, vous découvriez les rituels en place: la vente de livres neufs ou d’occasion dans le réfectoire pendant les vacances, les sermons collectifs de la Soeur directrice debout sur une chaise devant ses 600 élèves et, surtout, Les Caisses.
Des caisses installées discrètement dans l’un des corridors, mais qui devenaient l’objet de convoitise de tout le troupeau en uniformes dès que sonnait la récréation et la fin des cours.
Les caisses de Cécémel… 

Pour ceux qui ne sont pas Belges, sachez que le Cécémel est un produit culte.
Une boisson chocolatée, sucrée au sucre de raisin.
Pour quelques francs vous aviez droit à votre petite bouteille à l’étiquette jaune que vous alliez déguster en déambulant nonchalamment   avec votre confidente favorite, ou en groupe, dans un coin de la cour, installée sur une marche d’escalier que vous aviez acquise de haute lutte.
Celles qui n’avaient pas l’argent nécessaire pour goûter au nectar échappaient cependant à l’humiliation  suprême qu’elle avait vécu en primaire: recevoir un berlingot de lait sous l’oeil ironique de ses camarades.
Ici, plus de lait ni de pommes pour celles qui n’avaient pas de collation.

Avouons-le: la vie était beaucoup  plus douce, les cours plus supportables après avoir siroté le Cécémel national.

Un jour tragique,  le corridor a vécu une véritable révolution.
Alors que nous sortions de cours, nous avons découvert, à côté des caisses, une grosse machine rouge.
Une machine à Coca Cola…
Beurk.
Peu à peu, les caisses dans lesquelles venaient se ranger les bouteilles vides de « Cécé » après la récréation, ont commencé à conserver des bouteilles pleines, ce qui n’était jamais arrivé, de mémoire de Cécémel.
Les plus  riches d’entre nous s’offraient un Coca.
L’ère de l’Oncle Sam avait commencé.
J’avais horreur de cette boisson.
Des années plus tôt,  mon père m’avait un jour fait assister à une expérience: il y avait laissé tremper des couteaux rouillés.
Une heure après, les lames étaient dégagées de leur rouille.
Horreur! Ca, dans mon estomac?? Jamais!

Deux clans se sont donc formés dans la cour et sous le préau.
Celles qui se baladaient avec leur Coca, et celles qui restaient fidèles au Cécémel, allant juqu’à en boire deux bouteilles par récré à présent qu’il y en avait trop.
De mon côté, pas question de m’en offrir un par jour.
Je n’en avais pas les moyens, et les écus que je gagnais en effectuant de petites tâches finissaient tous ou presque dans l’achat de livres.
Une fois par semaine cependant, je cédais à la tradition.
Et, étrangement, la saveur de cette boisson d’enfance est restée dans la mémoire de mes papilles!

Martine Bernier
 

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2 réflexions sur “La caisse de Cécémel”

  1. J’en ai parlé souvent ici en Espagne, quand mon mari mencionnait le Colacao de son enfance. Il était convaincu que son Colacao était meilleur, mais on ne le peut pas comparer avec « mon » Cécémel de récréation dans la cour de l’école catholique de la côte belge…
    Je crois que c’est un peu comme les madeleines de Proust (c’était bien lui non?)

  2. Martine Bernier

    C’était lui! Ah la la… comparer quoi que ce soit avec le Cécémel est tout simplement une hérésie… les connaisseurs, dont toi, Karine, ne me contrediront pas!

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