Le deuil à retardement

Comment fait-on pour régler un deuil qui reste une blessure ouverte plus de 40 ans après?
Je sais que je ne suis pas la seule à être confrontée à cette situation.
C’est dans l’espoir de soulager ceux qui n’ont pas encore trouvé leur solution que j’écris ce matin.
Pour moi, il est une erreur à ne jamais commettre quand un enfant perd son père ou sa mère:  le laisser dans le silence.
Il faut lui parler, lui permettre de s’exprimer, et le laisser assister aux funérailles.
Ce n’est pas « correct », non: c’est vital.

Rien n’a été fait comme cela aurait dû, dans mon cas.
Je n’en veux évidemment pas ou plus aux adultes qui ont pris les mauvaises décisions, à ma mère qui m’a « murée » pendant le reste de sa vie.
Quand j’ai  dépassé la stupeur, la douleur folle, la colère, la rancoeur, j’ai pu essayer de comprendre.
Et je pense aujourd’hui que dans des cas aussi dramatiques et soudain, personne ne réagit vraiment comme il le devrait.

Mais ce manque qui me cheville l’âme n’a pas réussi à passer.
J’ai essayé plusieurs choses, au fil des années.
Rien n’a fonctionné.
Je n’ai même pas pu me rendre sur la tombe de mon père puisqu’elle a été retirée 5 ans après son décès.
Comme l’a été celle de ma mère.
Si peu de temps…

Une personne me connaît depuis longtemps et qui sait que j’ai cette faille en moi, m’a conseillé de faire une cérémonie symbolique pour me permettre de mettre des mots et des images sur ce qui a été caché.
Mais comment faire?
J’ai commencé par en parler à mon Capitaine pour voir s’il allait se moquer de moi.
Non…
Lui aussi  connaît ce qui dort au fond de moi.
Il m’a soutenue et encouragée avec beaucoup de tendresse.
J’ai réfléchi, imaginé… et je suis retournée le voir, encore plus gênée.
Dans un enterrement, quelqu’un parle de la personne disparue.
Les gens se rappellent de lui.
Alors…
– Dis… toi, tu voudrais bien parler lorsque nous ferons notre cérémonie?
Il m’a regardée, un peu perplexe, avançant dans un premier temps le fait qu’il ne l’avait pas connu…
Puis il s’est ravisé et a accepté.

Dimanche matin, après le petit-déjeuner, j’ai été chercher l’une des seules photos de mon père.
Ce doit être une photo de ses fiançailles ou de son mariage avec ma mère.
Ils y apparaissent jeunes et beaux, visiblement heureux.
Mon père est mort à 46 ans.
Il ne ressemblait plus à l’homme que je vois sur cette photo.
Mais je n’ai pas d’image de lui à sa maturité, à l’exception d’une seule, collée dans un album.

J’ai mis la photo sur la table du salon, sur une jolie nappe, j’ai posé un petit bouquet de fleurs derrière elle, et deux bougies sur les côtés.
J’ai mis ma guitare à portée de main et placé deux chaises devant la table.
Puis je suis allée chercher Celui qui m’accompagne.
J’ai commencé par mettre la chanson préférée de mon père, chantée par Louis Armstrong:  « What a Wonderful World ».
Quand la chanson s’est arrêtée, j’ai regardé mon Capitaine.
Il m’a demandé de m’assoir et s’est placé, debout, derrière moi.
Et là, il a parlé.
Il a commencé en utilisant le prénom de mon père, Paul, et s’est adressé à lui.
Des mots d’homme, sobres et sensibles, qui m’ont bouleversée.
Il lui a notamment expliqué ce que son départ a provoqué en moi.
Je l’ai regardé.
Il n’y a pas de mots pour exprimer ce que j’ai ressenti.
Il a encore dévoilé hier une facette de sa personnalité qui me le rend plus précieux encore.

Je sais à quoi servent les interminables interventions des prêtres et des pasteurs lors des enterrements: à permettre aux proches des défunts de pleurer en paix.
Quand il s’est tu, c’est moi qui ai parlé.
Pour la première fois, je me suis adressée à mon père.
Et je  l’ai remercié.
Sans lui et sans ce qu’il m’a donné, je n’aurais pas supporté ma vie et je ne serais pas la personne que je suis aujourd’hui.

Puis, j’ai pris ma guitare, et je lui ai chanté « Le Sorbier de l’Oural », comme je l’avais prévu.
Nous sommes restés longtemps là, devant la photo, devant la flamme des bougies, bien droites, devant les fleurs multicolores.
Même Pomme semblait grave.

Lorsque je me suis levée, j’étais soulagée, ni triste, ni accablée.
Plutôt libérée d’un poids énorme.
Je verrai au fil du temps si cet effet est durable.

Pour éviter des années de douleur aux enfants qui deviennent orphelins, ne les privez pas des moments et des mots essentiels.

Hier, 44 ans après, j’ai enfin pu enterrer mon père.

Martine Bernier

What a Wonderful World, Louis Armstrong

Le sorbier de l’Oural

par

8 réflexions sur “Le deuil à retardement”

  1. Kongsunton Sylvie

    Merveilleux d’avoir pu le faire et en compagnie d’une telle personne! Quelle chance tu as de l’avoir enfin trouvé! Une perle rare et je suis contente que tu aies enfin pu dire au revoir à ton père par ce rituel. Amitiés

    1. Martine Bernier

      Oui… ce fut l’un des moments les plus importants de notre histoire, et peut-être bien de ma vie. Etrangement, depuis, je vis mieux. Mais, encore une fois… il fallait pouvoir le faire avec la bonne personne. J’ai eu de la chance…
      Bien à toi

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