Mrs P….., Chantal et Marie-Claire

Lorsque j’étais enfant, puis adolescente, j’aimais bien mes profs.

Y compris ceux qui enseignaient des matières qui ne  me captivaient pas.

Je n’étais pas une élève chahuteuse ou insolente, ce qui était le garant de nos bonnes relations.

À deux exceptions près.

J’ai fort envie de vous raconter l’histoire de Mrs P….

J’étais en humanité et, avec deux de mes amies, nous formions un trio inséparable.

C’était cette amitié qui me permettait de supporter le drame secret qui se jouait dans ma vie lorsque je rentrais chez moi, et dont je ne parlais pas.

Mes complices s’appelaient Chantal et Marie-Claire.

La première avait un air sérieux, très intellectuel.

Elle portait des lunettes, avait souvent les sourcils froncés comme si elle était plongée dans un abîme de réflexion.

Elle analysait tout, était très bonne élève.

J’étais née le 11 avril, elle le 12 de la même année.

Elle était fille unique, très choyée par des parents aisés,  apprenait le piano, et avait une vie dorée.


Marie-Claire avait les cheveux blond cendré. 

Pas vraiment jolie, elle avait un style.

Elle était plus sophistiquée, aimait elle aussi se donner des airs intellectuels… ce qu’elle n’était pas vraiment.

Je la trouvais plus artiste, très douée pour la communication.

Ses parents venaient de divorcer, ce qui, pour elle, lui donnait une aura de modernité indéniable.

Elle adorait être prise en sérieux, converser longuement avec les adultes.

Elle voulait déjà se donner des airs de femme libérée, alors qu’elle n’était qu’une jeune adolescente, pour cacher la fragilité qu’elle cachait soigneusement en elle.


Nous étions inséparables,  très différentes, mais très complices.

Ensemble dans la même classe, nous nous retrouvions aux scouts (pardon: aux guides) et volions au secours de l’autre dès que l’une d’entre nous allait mal.



À la rentrée scolaire de cette année-là, tout le monde était assez excité: nous allions commencer à apprendre l’anglais.

Langue prestigieuse entre toutes, nous expliquait Marie-Claire.

Silence respectueux et impatient, donc, à l’entrée de notre nouvelle prof: Mrs P.

Nous avons vu entrer une femme plutôt petite, extrêmement mince, très élégante, perchée sur de hauts talons, les cheveux tirés en arrière, maquillée avec soin.

Il ne m’a pas fallu cinq minutes pour ressentir pour elle une antipathie spontanée.

Elle était constamment dans un rapport de séduction avec chaque personne qu’elle rencontrait,  minaudait, avait des gestes précieux, regardait ses ongles avec admiration.

Très vite, elle a commencé à nous parler d’elle à nous faire des confidences sur sa vie privée, ce qu’elle faisait dans chacune de ses classes, semble-t-il.

Chantal fronçait plus que jamais les sourcils, j’étais très préoccupée, n’ayant aucun talent pour les langues et aucun goût pour mon prof.

Marie-Claire, elle, a eu un immense coup de foudre dès le premier jour.
Immédiatement, elle s’est rapprochée de notre prof, lui portant son cartable, la couvrant de compliments, lui demandant des conseils pour ses ongles, ses cheveux…

Consternées, nous la regardions entrer dans la Cour de la Dame.

Pour ma part, je pouvais comprendre: moi aussi, j’avais une belle relation avec l’une de mes profs, Soeur Lucie Agnès, religieuse qui était ma confidente et que je devais avoir comme titulaire l’année suivante. 

Voyant que j’étais très réfractaire à sa personnalité et sa façon d’enseigner à la tête du client, Mrs P. ne me vouait pas une sympathie débordante.

Ce qui était parfaitement réciproque.

Un jour pourtant, ce fut pire.

Nonchalamment appuyée sur la table de l’une de ses courtisanes, elle nous a expliqué qu’elle avait adopté un petit garçon asiatique, parce qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant.
Et elle s’est moquée de lui, précisant qu’il avait la manie de se ruer sous la table lorsqu’il entendait passer un avion.

Marie-Claire riait, Chantal avait le visage fermé et ne cessait de remettre ses lunettes en place sur son nez, ce qui était très mauvais signe.

Moi, j’avais la nausée. 

Elle a continué  en racontant qu’elle avait eu la chance de tomber enceinte de sa fille, cadeau du ciel inespéré.

C’était devenu sa princesse, une réplique miniature d’elle-même.

O Bonheur.

Son fils, en revanche… elle en voyait les défauts plus encore qu’avant et se demandait devant nous si elle allait pouvoir le garder.



Depuis ce jour, j’ai ressenti une véritable aversion pour Mrs. P.

J’étais polie mais très froide, ne m’impliquais pas, gardais un visage figé lorsqu’elle faisait rire la classe.

Cela ne lui a évidemment pas plu.

Elle a donc commencé à me faire vivre un enfer.

Chantal était révoltée, me suppliait d’aller voir la directrice avec elle.

Enfer à la maison, enfer à l’école… j’étais trop déprimée pour bouger.

J’attendais l’année suivante où je me retrouverais avec « ma » prof comme titulaire.
Mrs. P. me « descendait » injustement à l’oral, ce qui faisait grincer les dents de plusieurs autres filles de ma classe.

Ma seule fierté était de ne pas réagir, de rester de glace, de ne pas montrer que j’allais de plus en plus mal.

Et elle venait me siffler, tout près du visage: « Je vous ferai plier. Et croyez-moi, j’ai les moyens de le faire. Ne pensez pas être débarrassée de moi, vous risqueriez d’avoir des surprises. »

Je n’attachais pas trop d’importance à cette dernière phrase, mais j’allais à l’école avec la boule au ventre.

L’année s’est écoulée.

J’ai passé un été sinistre et menaçant.

À la rentrée de septembre, nous étions toutes les trois côte à côte dans la cour, au milieu des autres, à attendre l’attribution des classes.

Par ordre alphabétique, j’arrivais après mes deux amies.

Le nom de Chantal a été appelé en premier, et elle est allée se ranger avec les autres devant Soeur Lucie Agnès après nous avoir dit « à tout à l’heure ».

Puis ça a été celui de Marie-Claire.
Les noms ont défilé et la carte a été complète.

Je n’avais pas été appelée.

Nous nous lancions des regards étonnés. Un oubli?

Il n’était pas possible que l’on m’ait séparée des seules personnes qui me donnaient envie de poursuivre ma vie?

Soeur Lucie-Agnès baissait les yeux, évitait les miens.

La directrice a annoncé que, cette année, une deuxième classe avait été ouverte.

La titulaire en serait Mrs. P.
Et j’ai été appelée…

Elle m’a accueillie avec un regard ironique et une petite phrase: « Ne vous inquiétez pas, Martine, cela va très bien se passer entre nous, aussi bien que l’an passé. »

Avant d’entrer en classe, je me suis approchée d’elle, et je lui ai dit: « Ne me faites pas cela. Laissez-moi changer de classe. »

Elle a souri et a répondu: « J’estime qu’il n’est pas sain pour vous de développer une amitié trop exclusive et de trop vous attacher à l’un de vos professeurs. C’est moi qui ai demandé à vous avoir. Et ça n’a pas été facile… » 
Elle savait que je n’avais ni parents ni personne pour s’opposer à elle.
Mais elle ne s’imaginait pas, en revanche, la tournure qu’allaient prendre les choses.
Moi non plus, d’ailleurs. 

 

Martine Bernier 

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