Ma première interview

J’avais 14 ans lorsque j’ai eu la chance d’avoir comme professeur de Français une femme étonnante: Mme Van Keerbergen.
Grande et très mince, elle avait une voix assez sèche et donnait l’impression d’être très austère.
Son humour pince-sans-rire était inattendu.
Elle était exigeante et ne nous laissait rien passer, que ce soit en Français ou dans nos comportements.
Mais ce qu’elle nous disait était juste, et je sentais qu’elle avait raison de nous ramener à la raison quand il le fallait.
Son cours me passionnait, j’aimais la voir arriver dans la classe et nous permettre d’explorer les mystères de cette langue qui n’a jamais cessé de me fasciner depuis.

Elle était très dure, à sa façon, avec celles qui ne travaillaient pas.
Sans jamais hausser la voix, elle les dédaignait souverainement, quelle que soit la condition sociale de leurs parents.
Ce qui n’était pas le cas de tous nos professeurs.
Comme j’aimais le Français, sa façon d’enseigner et tous les sujets qu’elle abordait, j’avais d’excellentes notes dans cette branche.
 Nous avions donc une relation très sereine, toutes les deux, sans pour autant que je recherche sa présence en dehors de ses heures de cours.

Un jour, lasse de voir le niveau d’une partie de la classe en Français, elle a lancé:
– Je pense qu’il est temps que vous appreniez à vous prendre en charge. Votre prochaine dissertation comptera dans la note de fin d’année.
« Sur quel thème, Madame? », a demandé l’une d’entre nous.
Elle nous a regardé avec une petite lueur dans le regard et a répondu:
– Aucun thème, mais une exigence: étonnez-moi. Et en bien! Il est autorisé de travailler en groupes pour celles qui le souhaitent.

En Français, dès que l’on parlait de travail de groupes, j’avais toujours une nuée de candidates pour faire équipe avec moi.
Ce qui, curieusement, n’était pas le cas lorsque nous avions un travail de math!
En général, je me retrouvais à écrire seule pour le groupe.
Cette fois, je n’en avais pas envie.
J’avais mon idée, et je voulais la mener à bien seule.

Pour mémoire, l’immense école privée dans laquelle j’évoluais était exclusivement féminine.
Du côté droit de la rue se trouvaient les bâtiments de l’école primaire, où les petits garçons étaient acceptés jusqu’en deuxième année.
Du côté gauche, l’école maternelle mixte, et les locaux plus modernes du secondaire.
Entre les religieuses et les laïques, nous ne comptions que des professeurs féminins, à tous les échelons.
Seulement voilà, depuis la rentrée scolaire, j’avais appris qu’un professeur masculin avait fait son entrée en primaire.
Un OVNI!
Le sujet m’intriguait.
Toute l’école se posait des questions à son propos.
Qui était-il? Pourquoi avoir choisi de travailler dans un établissement de ce type? Comment se déroulait son quotidien? Quelles étaient ses relations avec ses collèges? Comment était-il perçu par les élèves, par ses collègues?
J’ai décidé de prendre contact avec mon ancienne directrice de l’école primaire, à laquelle j’ai demandé l’autorisation de pouvoir parler au prof en question.
Elle m’a promis de garder le secret sur mon travail, et j’ai été attendre ma proie à la sortie des cours.
Il a été très surpris mais amusé par ma démarche, et a tout de suite accepté de me recevoir le lendemain après les cours, dans sa classe.
Dans le plus grand secret, je suis allée au rendez-vous avec mon stylo, mon cahier et, pour plus de sûreté, mon enregistreur à cassettes.
Quelques jours plus tard, je rendais ma dissertation, comme mes camarades, sans avoir révélé à personne mon sujet.
Au cours de Français suivant, Mme Van Keerbengen est arrivée dans la classe, a posé les copies sur son bureau et a commencé à parler.
Elle nous a dit que le niveau de la classe, comme elle s’y attendait, laissait à désirer, mais qu’elle allait nous lire  l’une des dissertations, la seule à son avis qui méritait les honneurs.
Et elle a lu mon texte.
J’étais cramoisie, j’aurais voulu disparaître sous ma table.
Quand elle a terminé, elle a conclu qu’elle espérait que nous aurions l’intelligence de comprendre qu’il serait déplacé d’être envieuses, mais beaucoup plus constructif de comprendre que non seulement le texte était inattendu et captivant, mais que, en prime, il était bien écrit.
Elle m’a remis ma copie sur lequel un grand « 20/20, bravo, excellent! » était écrit en rouge.
Ce qui m’a fait le plus plaisir?
C’est que mes mes copines de classe sont venues me féliciter.
Elles avaient « adoré » en savoir plus sur le « petit prof d’en face ».

Je repense parfois à cette dissert’.
Elle a été ma première interview!

Martine Bernier

 

 

 

 

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