Les Soeurs

Tout au long de ma vie, j’ai remarqué que les réactions étaient souvent bizarres lorsque j’avouais avoir étudié dans une école catholique tenue par des religieuses.
Ce n’est pas moi qui avais choisi mon école, je ne comprenais donc pas vraiment les regards suspects ou surpris.
C’est plus tard que j’ai réalisé que le mode de vie de ces femmes était assez mystérieux au regard des « extérieurs ».

Pour ma part, je les connaissais depuis toujours, et,  durant longtemps, leur choix de vie ne m’a pas préoccupée.
C’est au fil des années que je me suis interrogée…

La première Soeur à entrer dans ma vie s’appelait Soeur Marie.
J’avais moins de trois ans et elle était la maîtresse d’école des plus petits dont je faisais partie.
Elle savait consoler quand c’était nécessaire, gronder s’il le fallait, nous racontait des histoires et nous faisait dessiner.
C’était une femme douce dont la classe était un cocon qu’il a un jour fallu quitter pour traverser la rue et se rendre à l’école primaire.
Je ne faisais pas partie des enfants qui pleuraient à l’école.
J’aimais la découverte.
L’école primaire était placée sous la main ferme de Soeur Augustine, la directrice et unique religieuse à se trouver dans ce bâtiment, si ma mémoire est bonne.
Elle devait avoir une cinquantaine d’années à l’époque, portait toujours l’uniforme strict des Soeurs de Notre Dame.
Elle était ronde, portait des lunettes, nous obligeait à faire la révérence lorsque nous la croisions.
Mais, élève sans histoire,  je n’ai jamais eu  à me frotter à sa sévérité.
Je ne risque pourtant pas de l’oublier: c’est elle qui m’a appris officiellement le décès de mon père, nous serrant mon petit frère et moi contre sa cornette, dans un élan d’émotion.
Ce qui nous a laissés aussi ko que la nouvelle qu’elle venait de nous communiquer.

Lorsque j’ai retraversé la rue pour intégrer cette fois les locaux des secondaires, c’est là que j’ai vraiment rencontré et vu vivre les Soeurs.
À l’intendance, il y avait Soeur Alphonse, chez qui nous allions acheter nos uniformes et nos livres.
Une petite femme sans voile, à lunettes, au caractère bien trempé, très organisée, qui aurait fait merveilles comme bibliothécaire ou archiviste, je pense.
Soeur Ignace était la terreur des petites nouvelles.
Elle avait l’air si âgée que nous la pensions momifiée. 
Elle tenait le rôle de pion lors des études et des retenues.
Minuscule et voûtée, le visage impénétrable, je ne l’ai jamais vue sourire.
De temps en temps, je l’entendais, à l’étude, rompre son mutisme par un solide: « Mesdemoiselles, on se tait! ».

Soeur Antoine, qui fut ma professeure de théâtre, a, je crois, passé sa vie à remplir des tâches manuelles au sein de l’école.
Elle m’avait dit plusieurs fois qu’elle « venait de la campagne », était la plus grande de toutes malgré son âge avancé.
À l’époque, les femmes vieillissaient plus vite qu’aujourd’hui… celle-ci le faisait avec le sourire.
Elle avait un caractère simple, parfois buté lorsque quelqu’un la contrariait, mais… elle était bonne comme le pain.

soeur
Dessin de Dominique Rougier

Soeur Marie-Véronique, la directrice, était mystérieuse et fascinante.
Surnommée « Véro » par les élèves, elle était redoutée et redoutable.
Lunettes, lèvres fines et serrées, elle n’élevait que très rarement la voix, mais ne plaisantait pas avec la discipline.
Mais j’ai découvert par la suite qu’elle ne manquait ni de coeur ni d’humour.

Soeur Lucie-Agnès, dite « Lulu », était ma préférée, la plus moderne, la plus impliquée, la plus humaine aussi.
Je l’adorais.
Elle riait souvent, était très intelligente, souriante, énergique et dynamique.
Elle a été la première à portée des vêtements civils, conduisait son bus WW baptisé « Tartinette », apportait son aide à une multitude de personnes, s’engageait et ne s’en vantait pas.
Je passais des heures avec elle… 

Je connaissais moins deux autres religieuses de la communauté, qui ne travaillaient pas à l’école, mais que je rencontrais en rendant visite à Lulu.
Enfin, la dernière arrivée, Soeur Dominique, était la plus jeune de toutes.
Elle chantait avec enthousiasme à la messe, était fraîche, avait l’air constamment joyeuse.

J’ai rarement vu l’une de ces religieuses prendre un air béat en parlant de son engagement.
Des années plus tard, lorsque Lulu et Véro sont venues me voir à Leysin (Suisse) où je vivais et où j’étais devenue maman de deux enfants, je les ai interrogées et j’ai eu avec elles une relation nouvelle.
Un jour, j’ai demandé à Soeur Lucie Agnès:
– Vous avez consacré votre vie tout entière à la foi…
– Oui!
– Et si vous vous étiez trompée? Et s’Il n’existait pas?

Elle a souri, tranquillement:
– Je verrai bien. S’Il n’existe pas, il n’y aura rien. Et s’il n’y a rien, je ne m’en rendrai pas compte. L’important est d’avoir été utile…

Martine Bernier

 

 

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