Le petit plus

J’ai souvent remarqué, dans mes ateliers, que lorsqu’un groupe est constitué dès le départ, un enfant qui vient s’y greffer en cours de route deux ou trois semaines après n’est pas toujours bien accueilli.
Depuis deux semaines, un nouvel enfant s’est joint au groupe que j’accompagne depuis janvier.
Il y a déjà eu un nouveau venu qui s’est joint à nous par le passé, mais comme il était plus jeune que les autres, ils l’avaient reçu sans le moindre souci.
Cette fois, notre nouvelle recrue est dans la même classe que mes journalistes en herbe, et une petite rivalité existe déjà entre eux dans le milieu scolaire.
C’est dire s’ils ont vu son arrivée d’un oeil plutôt mitigé.
Ils se taquinent donc comme les garçons savent le faire, mais ce n’est pas bien méchant, voire même plutôt rigolo.
Ce mercredi, alors que j’étais en train d’allumer mon ordinateur et de préparer mes documents en attendant leur retour de la « récré », les trois loustics font irruption dans la salle, deux d’entre eux poursuivant le premier.
On se serait cru dans une scène de dessin animé, Bip Bip étant pisté par le Coyote.
Le petit nouveau est arrivé vers moi dans une dernière galopade:
– Martiiiiiiiiine!
– Oui?
– Ils veulent me retirer les boyaux!
Les deux autres me couvaient d’un regard mi-inquiet mi-amusé.
– Mmm…
– Qu’est-ce que tu en penses?
– Et bien d’abord… ce n’est pas poli de retirer les boyaux de quelqu’un sans lui demander sa permission.

Eclat de rire chez les trois garçons.
Ensuite, c’est très salissant. Déjà que nous avons mis de la terre sur le tapis de l’entrée la semaine dernière, ce serait déplacé de recommencer.

Re-rires.
Enfin, je serais très contrariée si vous commenciez à vous transformer mutuellement en chair à saucisse: j’ai besoin de vous pour finir  notre travail. Mais au fait, pourquoi avez-vous proposé à notre ami de lui retirer les boyaux?

La victime présumée prend la parole, aussitôt coupée par les deux autres:
– Parce que j’ai vu que ma photo n’était pas sur la première page du magazine et que je leur ai dit!
– Normal: tu ne fais pas partie du groupe. Tu n’as rien fait. Et de toute façon, il n’y a pas de place pour une photo de plus!

Avant que la conversation ne tourne en pugilat, j’interviens:
– Tu sais,  si ta photo n’était pas sur la dernière version pdf avec les autres, c’est simplement parce que, au moment où je l’ai sortie, je ne savais pas encore si tu reviendrais parmi nous. Soyez tranquilles, je trouverai de la place: elle y sera dès la semaine prochaine.  C’est vrai que tu n’étais pas dans le groupe au départ, mais, les garçons, vous ne pouvez pas dire qu’il n’a rien fait. La semaine passée, il a rejoint l’équipe des dessinateurs et des coloristes.
– On n’en avait pas besoin! Et puis, à l’école, il ne fait que des bêtises.
– Peut-être… mais ici, il se comporte bien. Ecoutez, ne le voyez pas comme un indésirable, mais plutôt comme une valeur ajoutée, comme un « petit plus »… ou plutôt un « grand plus »!
– Heu??
– Oui, chacun de vous a des talents et des qualités. Lui aussi. Et c’est en mettant tout cela ensemble que nous arrivons à faire un super travail. Donc, sa présence renforce le groupe. Bon, ce n’est pas tout ça: si nous ne nous y remettons pas, nous n’arriverons jamais à terminer tout ce que nous avons à faire. J’ai besoin que l’un d’entre vous aille chercher les filles, que mon rédacteur de textes me rejoigne à l’ordi, et que les dessinateurs viennent chercher les consignes! Zou! Au boulot!

Deux minutes plus tard, tout le monde était à son poste et personne ne se doutait du conciliabule qui venait de se tenir dans la salle.
Un peu plus tard, alors qu’une petite fille demandait à l’un des garçons ce qu’il voudrait faire plus tard dans l’espoir qu’il lui dise « journaliste », j’ai répondu à sa place, mi-figue, mi-raisin:
– Boucher-charcutier, peut-être?
Les trois complices se sont regardés et ont eu un large sourire hilare, tous les trois en même temps.


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